Nikko Torcita.
Inventeur des mini microscopes portatifs de Jeepneed. La rencontre se fait dans un fast food, ouvert dans un immense centre commercial. Chacune de ces rencontres est marquée par le lieu qui nous accueille. Ce sont eux qui choisissent l’endroit. Choix qui n’est jamais anodin. Comme si ils reflétaient une partie d’eux. Ces espaces, ils les aiment et s’y sentent bien. Parce que la nourriture est bonne, le café à leur goût, l’ambiance agréable, ou les banquettes confortables. Avec Danee, le café est vide et le thé chaud et amer. Avec Nikko, les French Fries huileuses sont à volonté et le bruit nous étourdit. Ces espaces sont à leur image : inattendus et riches.
Si la biologie a l’air de se porter plutôt mal aux Philippines, l’exemple de Nikko Torcita montre qu’il n’en est pas de même concernant l’électronique. Et pourtant, il nous parle avec passion de toute l’étendue du hacking dans son pays. Quelques gorgées de ice-tea et French fries plus tard, il nous embarque à bord de sa «Batmobile» pour nous emmener dans son «Awesomelabs». A première vue, nous ne comprenons pas vraiment où l’on met les pieds. Un building ultra sécurisé, un espaces où travaille les uns sur les autres chimistes, designers, hackeurs développeurs…tous pour la même entreprise. Awesomelabs fait le pari d’être un laboratoire transdiscplinaire offrant des services à des entreprises et en même temps, ses employés expérimentent librement sur leurs propres projets.
Véritable bidouilleur en herbe, il nous montre ses dernières inventions: un microscope fabriqué à la découpeuse laser, une valise contenant tout le nécessaire électronique d’une salle de classe (ordinateur, microscope, rétroprojecteur, batterie..). Il a déjà testé son produit avec des écoles des régions reculées des Philippines. Au fur à mesure, qu’il nous fait visiter sa caverne d’Ali Baba, notre curiosité grandit. Et si les Philippines grouillaient de petits talents cachés comme lui?
Tengal.
Le rendez vous est fixé au Café Isabel. Lieu magnifique. Architecture coloniale d’Inchochine. Je suis captivée par ces sublimes boiseries, les fresques au plafond et les minutieux carrelages au sol. La salle est sombre, très sombre, le temps au dehors est changeant. L’orage gronde. Autour de moi, les cafés sont fumants, sensation enivrante. L’odeur des grains moulus me transporte loin. Lorsque je glissais mes mains dans les sacs de grains du torréfacteur. Odeur âcre et suave, qui pique le fond de la gorge. Le café je ne le bois pas, je le déguste à l’odeur : celui qui est froid, celui que l’on vient de moudre, celui qui est trop corsé.
Tengal arrive. Autodidacte, passionnée par ce qui l’entoure, il nous emmène dans son monde. Tel un caméléon, il revêt tous les costumes : fermier urbain, organisateur de soirée, passionné de sport…Encyclopédie à coeur ouvert, il fait partie de ces personnes dont on boit les paroles.
Après cet entretien hors du temps, nous suivons Tengal jusqu’à chez lui. Je me perds dans les méandres de ce quartier résidentiel de Manille. Nous arrivons, la nuit est tombée sans que je m’en rende compte. Un grand jardin et des chiots. Des tous petits chiots blanc crème qui se faufilent entre nos pieds. Et puis, il y a cette incroyable maison remplie de bibelots et de portraits en tout genre. Ces habitations que l’on trouve dans tous les grandes villes. Lieux de transition qui appartiennent à tout le monde et en même temps à personne. Parce qu’au final, ce n’est pas le plus important. Ici il y a une toute autre effervescence, comme une éternelle rencontre.
Le Polaroïd.
Pour immortaliser instantanément ces rencontres. Pas le droit à l’erreur. Alors on réfléchit vraiment à la photo que l’on veut prendre. Quel cadrage pour quelle histoire. Lorsque le cliché sort, c’est toujours l’émerveillement. Ce noir profond qui se transforme en image lorsque la lumière frôle la pellicule. Comme si ce qui allait apparaître était toujours une surprise.
Gourmet Keso.
De toutes les petites maisons de bambou et de feuilles de bananier, il y en avait une que j’avais remarqué les premiers jours de mon arrivée. Elle se tient, là, comme un énorme champignon au milieu de la Grassroots Kitchen. C’est l’atelier de Paul et Edouard. A peine le seuil de la porte franchi qu’une sensation familière nous saisit. Comme une forte odeur de France, une odeur que je pensais perdue depuis notre départ. Malgré le décor, nous sommes bien dans une fromagerie.
Lorsqu’ils reçoivent le lait, Paul et Edouard ne savent pas depuis combien de jours il a été trait. Le fermier du village voisin qui les approvisionnent ne possède pas de réfrigérateur, alors le lait doit être vite transporté, très vite. Il arrive avec un niveau déjà élevé en bactéries. Mais quel est la concentration en bactéries? Certaines sont pathogènes et d’autres ne le sont pas pour l’homme. Aussitôt arrivé à l’atelier, le lait est pasteurisé dans un bain marie à 72°C pendant 15 secondes pour tuer les micro-organismes, puis mis au frais pour ralentir leur prolifération. La croissance microbienne est quantifiable grâce à un pH-mètre. Certaines bactéries caractéristiques au lait produisent de l’acide lactique à partir des sucres présents naturellement. En plus d’être non pathogènes, leur prolifération limite le développement d’autres bactéries potentiellement pathogènes. Plus il y a de bactéries lactiques, plus le lait devient acide.
L’acidité du milieu provoque une dénaturation de la caséine (protéine majoritaire du lait) qui forme alors des agrégats (précipité): c’est l’étape de coagulation. Le fromage obtient ainsi sa matière. L’étape est déterminante pour la texture du fromage. La dénaturation de la caséine est réalisée dans la ferme par action enzymatique grâce à la présure : coagulant naturellement présent dans l’estomac des veaux. A l’issu de la coagulation, des herbes et du sel sont ajoutés pour aromatiser le fromage. La mise en pot est ensuite artisanale : les pots en verre sont chauffés et refroidis.
A cette étape du procédé, seul le lait et la texture du fromage déterminent son goût. A la ferme, le procédé s’arrête à la coagulation: seul du fromage frais est produit. L’étape d’affinage du fromage est quasi impraticable aux Philippines. Elle nécessite certaines conditions de températures et d’humidité.
Paul et Edouard viennent de lancer deux nouveaux produits: un lait aromatisé et du cream cheese. Pour ces deux nouvelles recettes, le lait pasteurisé passe une nuit au réfrigérateur. Le lendemain, la crème surnageante est récupérée et mélangée à du lait: ils obtiennent du cream cheese; le reste est repasteurisé, donnant du lait écrémé. Des arômes de café ou de chocolat sont ensuite ajoutés au lait écrémé.
Leurs petites bouteilles de laits au chocolat ou au café rencontrent un grand succès à la ferme. Le problème vient de la durée de vie de ces produits: pas plus de 4 jours. Paul et Edouard ne savent toujours pas pourquoi. Est-ce que cela vient du plastique non stérile des bouteilles?
Ils prennent conscience de l’exigence du packaging des produits et du choix des matériaux d’emballage. Il y a une interaction entre le contenant et son contenu. Elle influe sur le goût, sur la durée de vie de l’aliment. L’emballage se place entre le consommateur et l’aliment. Il doit posséder une certaine sensualité, une certaine odeur. Il est parfois la première chose qui rentre en contact avec les lèvres du consommateur.
Est-ce que cela vient du lait à l’origine? Je comprends l’intérêt d’identifier et de quantifier les composants du lait de départ. Par exemple, le taux de lymphocytes dans le lait reflète l’état de santé des vaches. Un test nutritif permettrait d’analyser le lait acheté dont la qualité est déterminée par la santé et le régime alimentaire des vaches. La qualité du lait est corrélée à sa teneur en protéines, lipides et glucides.
Pour fidéliser leurs clients, Paul et Edouard doivent obtenir de parfaits clones entre chacune de leurs productions. Mais comment passer d’une production artisanale à une production industrielle?
Capiz.
Super Shuttle RORO. Immense ferry à la bouche béante par laquelle nous entrons. Deux niveaux et le pont. Dans la cale, des voitures s’entremêlent, au fond une pièce dans laquelle nous trouvons des lits superposés alignés. L’oppression me gagne. J’ai besoin d’air. Sur le pont, l’iode, le vent qui souffle, la mer à perte de vue. La peinture qui s’écaille sur les rambardes et l’odeur du pétrole tenace mêlé au sel marin. Apaisée, le sel colle ma peau et le soleil fait briller mes épaules. L’eau est d’huile, noire et profonde. A vrai dire je ne sais pas vraiment où je vais. Mais j’y vais, confiante comme toujours. Les heures passent. 22h de traversée. Le temps de refaire le monde et d’admirer. Admirer les couleurs, et la multitude de nuances. Le soleil disparaît emmenant avec lui les dégradés rosés, orangés et violacés. Les terres et les montagnes au loin sont comme des murs qui délimitent cet espace sans fin. Des corps couchés, des ombres et des formes qui se fondent avec le ciel qui s’assombrit. Celui même qui s’éclaire de mille feux. Au loin, des orages, des éclairs qui brisent l’atmosphère en deux. Impossible de quitter des yeux ce spectacle. Alors j’admire ce que m’offre le ciel. Un balai d’éclairs, imprévisibles, flous, puissants et insaisissables.
Elle s’assoit à côté de moi et allume une cigarette. Sa fumée m’enveloppe, le tabac me pique le nez. Je la regarde, elle observe notre groupe jouant aux cartes. Un sourire au coin des lèvres, je ne sais pas ce qui l’amuse. Notre attitude, nos mimiques, nos intonations. Elle ne comprend pas mais elle rigole. Je suis en dehors du groupe et je souris aussi. C’est vrai qu’ils sont drôles. Sans lui parler, nos yeux scintillent ensemble.
A Capiz, l’accueil est chaleureux. A notre arrivée, les enceintes crachent de la musique, le village est animé. Aux premiers abords, difficile d’imaginer qu’un Typhon est passé par ici quelques mois plus tôt. Au fur à mesure que je pénètre dans le village, les traces de Yolanda se dévoilent peu à peu. La courbure des toits de taule n’épouse plus celle des maisons. Nous pouvons lire UNICEF sur les tentures. Un matelas d’eau posé au milieu du petit village alimente tous les besoins de la communauté. L’eau est rendue potable à l’aide de filtres fournis par des ONG.
Nous dormons sur des paillasses (:)) dans une grande salle de classe aux murs bleus. Elle possède des fenêtres sur tous les côtés. Les étagères de livres sont bien fournies. Je trouve des livres pour tout niveau, et toute sorte de matière. Le carrelage de la pièce est tiède. J’improvise un oreiller avec un petit sac de coton rempli de vêtements pendant que les filles disposent leurs sacs de randonnée tout autour des paillasses pour « se protéger des crapauds ». Cela nous fait rire. Mais derrière ce geste naïf se dissimule sans doute un besoin de délimiter, de marquer l’espace du sommeil ou du repos, synonyme de vulnérabilité.
Le ciment et les briques.
Un village se construit au bord de cette route. Je ne suis pas experte en maçonnerie. Loin de là. J’observe et je reproduis. Dans la chaîne qui se constitue je saisis une pierre et la transmet à mon voisin. J’apprends. Préparation du ciment, pose du ciment puis des briques. Un fil à plomb tendu pour vérifier l’horizontalité du bâti. Pas besoin de plus. Le ciment est préparé comme un gâteau à même le sol : un puit au milieu duquel on verse des sceaux d’eau. Les pelles prennent le relai pour obtenir la pâte consistante et granuleuse.
Une cadence, un rythme. Chacun sa place et on avance. Dans les rires, la joie, le silence et la concentration.
Le chef du chantier a un regard transperçant. Quelques fois, des sons sortent de sa bouche, des onomatopées mais jamais de mots. Pas besoin. Il force le respect et l’obéissance. Le noir l’enveloppe, de la tête au pied jusqu’au fond de ses yeux. Ses mains sont cuivrées, burinées par la tâche. Son visage est plissé par le soleil, ses traits sont autant de lignes qui écrivent sa vie. Mais je ne peux pas les lire. Juste les regarder.
Pierres après pierres, on construit des murs, des maisons, un projet, une amitié et sa vie.
Ici l’eau scintille. Le soleil se couche dans le jardin emportant avec lui l’effervescence de la journée.
Altérité.
Pour se rendre dans cet autre village, on emprunte une route liquide. L’eau entoure ces maisons, et les familles qui y vivent. L’inaccessibilité du lieu le rend unique, magique, augmentant l’impression de voyeurisme lorsque je pose le pied sur la terre. Dans cette chapelle, il y a une centaine d’enfants, de tous âges. Certains bouches bées nous regardent entrer. Que voient-ils ? Q’imaginent-ils ? Très vite les flashs fusent de partout. Nous sommes mitraillés de part et d’autre. Je ne comprends pas. Ici, je ne suis plus uniquement moi. Je suis une image, je véhicule une culture, un imaginaire. Je transporte des rêves, et un monde fantasmé. C’est étrange. Je ne sais pas quelles sont leurs références. Par quoi sont elles véhiculées ?
Rosaline a 25 ans. Comme nous. Mais à côté d’elle il y a une toute petite fille aux cheveux courts avec des boucles d’oreille coccinelle. Rosaline cherche à savoir qui je suis et pourquoi je suis là, à côté d’elle. Les questions fusent plus vite que les photos. Quelle est ma vie? Puis elle saisit l’instant. Sur ce cliché, c’est un peu plus moi. Et il y autre chose qu’un écran entre elle et moi. Je ne la prend pas en photo.
Je rentre chez elle. Immédiatement elle quitte cette retenue. Rosaline est dans son élément et maîtrise la conversation. Je suis guidée, prise en charge dans son univers. Je suis assise dans son canapé et chacun des membres de la famille vient s’assoir les uns après les autres à côté de moi. Rosaline, face à nous, prend des clichés.
Lorsque je monte dans le bateau, je ne comprend pas vraiment ce qu’il vient de se passer. 2 heures. Deux heures durant lesquelles tout s’est passé à une vitesse incroyable. Mais où tout est décuplé. Les sentiments, les sensations et les émotions. Je me retourne, et je vois Rosaline. Elle sur la terre et moi sur l’eau, un dernier signe pour se dire au revoir. Impossible de tourner la tête et de regarder en avant. Sa silhouette finit par se retourner. C’est finit. Devant moi, l’eau à perte de vue.
Il y a ces moments où tout semble s’accorder parfaitement. Comme une musique que l’on écoute pour la première fois et que l’on aime parce que le rythme suit ce que l’on voudrait entendre. Ces instants où il n’existe plus de décalage.
Le risque.
En route vers Kalibo, le van qui nous transporte cavale à une vitesse folle. J’ai l’impression qu’il donne tout ce qu’il a dans le ventre, et qu’à tout moment il va céder. Sa seule obsession : doubler tout ce qui bouge devant lui. Voitures, bus, motards, tricycles, camions, tracteurs, calèches, chiens. Pas de pitié, rien n’est épargné. A l’intérieur, personne n’est attaché. Ceinture de sécurité? Pas indispensable.
J’ouvre grand la fenêtre pour sentir le vent. Il est mon indicateur de vitesse. Mes cheveux qui auparavant serpentaient sur mon visage se mettent à claquer au rythme des rafales. Avec la vitesse tout est différent, toutes nos perceptions changent.
Une multitude d’odeurs se suivent et se juxtaposent. Fumée, essence, fumier, barbecue, dépotoirs. Il y en a certaines que je ne connais pas. J’arrive à percevoir le paysage qui défile les yeux fermés.
La vitesse masque tous les sons, mais les rugissements des moteurs persistent.
Je remarque qu’il est rare de voir une seule personne dans les voitures, les tricycles ou même sur les motos. On ne rivalise pas avec les philippins en matière de covoiturage. Je m’amuse à compter le nombre de personnes entassées dans les tricycles qui défilent. 2, 3, 4, 5….. jusqu’à 10 personnes!
L’orage.
Très souvent en fin de journée. Comme libérateur d’une pression qui s’accumule. Je l’attends avec impatience. Mais lorsqu’il éclate, je le redoute. La pluie s’abat à grosse gouttes, le ciel pleure. Puis il s’énerve, les éclairs fusent autour de moi. Et le laps de temps, avant que le tonnerre gronde, m’angoisse. Le ciel abat sa colère et je me cache comme une enfant honteuse. Pourtant, ici, les petits attrapent au vol les filets d’eau torrentiels. Le ciel ne les gronde pas, il joue avec eux. Les flaques se transforment en océan et les tonnerres en musique.
Sheryn a les cheveux si noirs que les reflets sont bleus. Noir jais aux nuances infinies. Chaque couleur qui l’entoure est absorbée et reflétée. Sa coupe au carré et ses cheveux si raides contrastent avec la malice de son sourire. Elle nous observe. Se rapproche. Je griffonne sur mon carnet. Intriguée, elle s’assoit à côté de moi. Je lui dessine ma maison, ma famille, ma vie loin d’ici et elle fait de même. Un stylo dans la main, elle cherche continuellement à effacer son dessin et balaye de ses doigts des débris de gomme imaginaires. Nos mondes sont représentés là sur cette feuille et ils se ressemblent.